La pizzeria
Je vais devoir revoir tous mes plans. C’était trop beau d’imaginer pouvoir enfin sortir la tête hors de l’eau.
Vraiment, le sort s’acharne. Je suis si dépitée que j’ai couru pour rentrer : je suis totalement essoufflée. En plus, j’ai la nausée avec toutes ces odeurs de fleurs. Ils ne peuvent pas rentrer leurs bouquets, qui ne ressemblent à rien ? De toute façon, vu la chaleur, tout sera fané d’ici ce soir. Bon débarras.
J’ai fait au plus vite, au plus court, surtout pas envie de croiser qui que ce soit. J’ai un mal de pied pas possible, avec ces satanées sandales soi-disant tout confort - tu parles ! Je revois encore la vendeuse me promettre : maxi confort pour mini prix ! Encore une dans mon viseur : demain, j’irai lui faire sa fête. En attendant, je suis condamnée aux baskets, le temps que les cloques cicatrisent.
Enervée, épuisée, exaspérée… je les cumule toutes en même temps, ces émotions qui me font regretter de ne pas avoir adhéré à une salle de boxe. Demain je m’inscris, c’est décidé.
En plus, encore une de ces journées d’une chaleur écrasante dont je me serais bien passée. J’ai chaud, j’ai soif, je bouillonne, et c’est bien connu : quand on est énervé et qu’on fulmine en faisant les cents pas dans son douze mètres carrés, la température ne redescend pas.
Il n’y a rien à faire, à part s’étendre sur le lit en attendant que les gouttes de sueur terminent leur course sur les draps – merci la gravité. Voilà un petit réconfort, un petit plaisir de la vie…
Il est bien petit, ce réconfort. Au moins je ne m’agite plus comme les vagues d’une mer en pleine tempête, et j’ai bien l’impression que ça fait son effet.
Tiens et si je fermais les yeux ? Ça aidera forcément à digérer les évènements. Il ne s’est pourtant passé que quinze minutes.
Cinq minutes plus tôt
Elle devrait être là, face à moi. Je reconnais bien, à sa droite, l’épicerie – soit dit en passant, leur devanture est très jolie et donne envie de rentrer. Mais comment peut-on vendre un pot de confiture vingt-deux dollars ? Et surtout mais qui peut bien vouloir dépenser vingt-deux dollars pour de la confiture ? C’est un bon résumé de ce quartier. Pour être chic, c’est chic. Mais il n’y a pas que des riches bobos qui vivent ici, et certains aimeraient faire leurs courses dans les épiceries alentours, sans devoir marcher des kilomètres pour aller au Chinese market.
Mon esprit s’égare parce que je dois être sous le choc de cette scène de chaos sous les yeux. Mes yeux, d’ailleurs, qui me piquent, sûrement irrités à cause des restes de fumée et particules qui flottent dans l’air.
Tout est noir. La grande porte d’entrée rouge vif n’est plus. Des tables et des chaises ont visiblement tenu sur la gauche de la salle. On les voit bien parce que tous les murs de la partie gauche sont effondrés. Je ne me souviens pas s’ils étaient en bois, j’imagine que c’était le cas comme toutes les constructions du quartier.
Je suis assez loin donc je ne peux pas voir tous les détails, mais même si je marchais au milieu de ce tas de cendres, je ne saurais pas comment m’orienter. C’est spectaculaire comme on ne reconnaît rien d’un endroit familier lorsqu’il est réduit en cendres.
Je crois que le choc est en train de s’estomper. Après ces cinq minutes figée sur place, je reprends mes esprits, et je commence à réaliser tout ce que cela va impliquer. La pizzeria n’est plus. Mieux vaut renter.
Dix minutes plus tôt
Le stress commence à monter sérieusement parce que les minutes passent et cet homme ne veut vraiment pas me laisser passer. Hors de question d’arriver en retard, surtout pas aujourd’hui ! Comme une foule s’agglutine, je n’ai pas tout de suite remarqué la banderole. Mais une banderole rouge et blanche s’étire effectivement sur toute la longueur de la ruelle, bloquant le passage.
Rouge et blanc, c’est pour quoi déjà ? Et son uniforme noir avec ce symbole bleu en biais au niveau du col, ça signifie quoi ? Ni policier, ni pompier, ni sécurité… ça m’échappe. En même temps, je suis tellement inquiète que j’ai du mal à me concentrer. Peu importe son métier, il barre le passage à toute personne tentant de franchir la banderole.
Je me faufile tout devant et je ne fais pas exception. Il ne parle pas, il aboie. Il projette sa voix si fort qu’on peut sentir sans trop de doute que son repas du midi se composait majoritairement d’oignons frits. Il répète les mêmes mots en boucle, sans bouger d’un centimètre. Du haut de ses deux mètres et quelques, sur en tout cas un mètre de large, ça ne donne évidemment pas envie d’aller s’y frotter. Il a reçu des ordres stricts, mais il doit bien voir le désespoir sur mon visage et se rendre compte que je dis la vérité : JE DOIS PASSER !
S’agiter, parler fort, utiliser la manière douce et le complimenter… vraiment, rien n’y fait, et ce n’est pas faute d’avoir testé toute la panoplie sur lui en moins de trois minutes. Il faut bien se rendre à l’évidence : le passage est bloqué, on ne sait toujours pas pourquoi, et cette fois je suis vraiment en retard.
Il est temps d’opérer un demi-tour, même si je n’ai aucune idée de ce que je vais bien pouvoir faire ni où je vais aller. C’est déjà mon quatrième appel en moins de deux minutes et je tombe à nouveau directement sur le répondeur. Le téléphone semble coupé. Cela n’a pas vraiment de sens de ne réussir à joindre personne à cette heure-ci, alors que c’est déjà le moment de dresser les tables.
Je sors enfin de la foule et réalise que j’avais oublié l’autre ruelle, de l’autre côté, celle qui permet de se faufiler à travers le petit jardin de la vieille dame et arriver directement à l’entrée ! Comment ai-je pu perdre autant de temps sans y penser ?
C’est vrai que j’évite de passer par là autant que possible, car la dame a beau être tolérante, je ne pense pas que ce soit légal de traverser chez elle. En même temps, elle n’a jamais mis de clôture pour empêcher qui que ce soit de passer. Elle est toujours présente sur son perron, dans son fauteuil à bascule en rotin, portant son gilet rose tricoté main été comme hiver. Elle fait signe et ne dit jamais rien non plus. Alors pourquoi s’en priver ? J’ai un regain de motivation, je suis presque au pas de course car, avec ce petit raccourci, je ne serai pas si en retard que ça pour mon premier jour !
J’ai cependant mal anticipé les chaussures : les lanières me chauffent déjà le dessus du pied. C’est sûr, j’aurai des ampoules en fin de service. Qu’importe : j’aurai de quoi me payer des pansements après cette soirée.
Voilà les derniers mètres, et je vois toujours la foule de l’autre côté de la banderole : maligne sur ce coup-là, d’avoir pris le petit chemin de traverse ! J’ai l’impression d’avoir remporté une réelle victoire alors que je n’ai même pas commencé mon service… Cette petite péripétie m’a gonflé à bloc : je suis motivée comme jamais à tout donner ce soir. Cette fois j’arrive. S’arrêter dix secondes pour reprendre ses esprits, prendre une grande inspiration, et sortir de la ruelle pour entrer dans le restaurant. C’est parti.
Quinze minutes plus tôt
Je suis prête. Je suis un peu stressée comme toujours avant de commencer un nouveau travail. Je suis surtout stressée parce que j’ai maintenant l’appréhension que ce soit encore une entourloupe que je n’aie pas vu venir. Trop naïve. On m’a pourtant dit de me méfier, mais va savoir pourquoi, à chaque fois, je me jette à bras ouverts dans la gueule du loup. Ils doivent le lire sur mon visage.
Mais cette fois, c’est la bonne, je le sens. Je connais bien l’endroit, j’y ai déjà mangé et c’est plutôt bon. L’équipe est sympa, et c’est à cinq minutes de chez moi, donc aucun problème pour rentrer même si je termine tard le soir.
J’ai tout prévu en brave petite employée : j’ai attaché mes cheveux, comme ça pas de risque d’en retrouver dans la salade d’un client. Check. J’ai bien coupé mes ongles pour ne pas risquer que des aliments s’y collent durant le service. Check. Maquillage sobre effet bonne mine. Check. Lavage de dent et vérification que rien n’est coincé. Check. Ils m’ont dit de venir habillée comme je le souhaite, sympa. Ils me donneront le tee-shirt avec le logo du restaurant quand je serai officiellement engagée. C’est déjà un bon point qu’ils ne le retiennent pas sur ma première paie. Il faudra que je pense à le vérifier, d’ailleurs.
Ils m’embaucheront « officiellement sans attestation », ce qui signifie que je ne serai pas déclarée. Du travail au black. J’ai accepté, bien sûr. Si je refuse, il y a tellement d’étudiants désespérés qu’ils trouveraient quelqu’un d’autre dans la minute suivante. Le salaire est ridiculement bas, mais c’est parfait. Je ne vais pas faire la fine bouche : de toute façon, tout salaire vaut mieux que rien.
Cela faisait des semaines que je cherchais un emploi, un « petit job étudiant » comme ils disent. Il faudra qu’on m’explique cette expression, parce que l’énergie dépensée pour trouver une entreprise qui veuille bien embaucher un étudiant – qui dont étudie en journée – est quasi mission impossible ici.
La ville est pourtant immense. J’ai cherché dans tous les secteurs, j’ai déposé des dizaines de CV, j’ai fait des entretiens qui semblaient bien se passer jusqu’à ce qu’on me demande mes disponibilités : disponible de suite, mais pas en journée.
Critère rédhibitoire. On ne conçoit pas qu’un étudiant ne puisse pas se libérer plusieurs demi-journées par semaine. Ici, un étudiant a du temps libre à revendre. Alors il faut leur expliquer que ce n’est pas mon cas. Je suis étudiante parce que… eh bien, j’étudie !
On m’avait prévenue que j’aurais un emploi du temps chargé cette année. Les trois cours à option avaient tous l’air intéressants et, comme ils avaient chacun des horaires différents, j’ai fait une dérogation pour pouvoir les suivre tous les trois. Je ne regrette pas, car les trois sont passionnants et instructifs. Mais dans tout ça, mes journées sont remplies de cours, tous les jours de semaine sans exception. Alors, pour pouvoir trouver un emploi qui me permette de renflouer les caisses, la restauration semble envisageable, mais uniquement en soirée.
J’ai eu un espoir la semaine passée. Comme c’était une semaine sans cours, je me suis lancée dans le démarchage. Ils nous avaient tous convoqués pour une session d’accueil et nous faire miroiter des salaires à trois chiffres par semaine. Evidemment, comme tous ceux autour de moi, j’y ai cru. Ça paraissait facile : il fallait récolter 250 adresses emails par demi-journée.
Ils m’ont tous dit que ce serait facile pour moi car, avec mon accent français, tout le monde voudrait s’arrêter pour me parler et signerait… C’était sans compter le rythme effréné du centre-ville. Deux après-midis plus tard, à cuire sur le bitume en plein soleil et à ne plus sentir ma gorge asséchée par toutes ces tentatives pour arrêter un passant, j’avais récolté en tout et pour tout cinq signatures. J’ai laissé tomber. Je n’ai pas le temp de gâcher d’autres après-midi.
Avec la pizzeria, la chance me sourit enfin.
J’ai opté pour un tee-shirt noir. Sobre et efficace : il fait tellement chaud que cela ne se verra pas si je me mets à dégouliner de sueur.
J’ai hésité pour les chaussures : baskets ou sandales ? J’ai opté pour les sandales : au moins, j’aurai un semblant d’air entre les doigts de pied. J’ai déjà marché avec, la vendeuse ne m’avait pas menti, elles sont vraiment confortables.
Tout est prêt, j’ai pensé à tout. Dernière vérification devant le miroir et grand sourire de l’employée la plus motivée de l’année. Check. Enfin, ce soir je vais rentrer avec de l’argent en poche ! Check… chèque, chèque !
J’ai vingt minutes devant moi. Sachant que j’ai cinq minutes de trajet, je vais pouvoir marcher tranquillement, sans me presser, et arriver avec un peu d’avance pour montrer mon sérieux et ma motivation.
Quelle belle journée. J’ai vraiment de la chance d’habiter ce quartier. En plein centre-ville, c’est un petit havre de tranquillité. Les bobos viennent faire le marché, aménagé dans le parc juste à deux rues d’ici, les samedis.
Un vrai petit Camden market à ciel ouvert. Ils vendent beaucoup de fleurs ce qui fait que des effluves embaument les rues toute la semaine. J’aime bien aller m’y promener, mais simplement pour regarder : les articles vendus par ici s’adressent clairement à une clientèle dont je ne fais pas partie. Enfin… pas encore, parce qu’à partir de ce soir… à moi les bouquets de fleurs !
Je suis si excitée que j’aurais envie de sautiller ! Je suis presque déjà arrivée, ce qui signifie que j’ai quand même plus de quinze minutes d’avance. Ça fait peut-être un peu trop enthousiaste pour une première soirée d’essai.
Il y a étonnamment beaucoup de monde dans la rue, vu l’heure. Et si… ils venaient tous dîner à la pizzeria ?